Article publié pour la première fois par le Professeur Richard A. Werner dans le numéro d’octobre 2015 de Liquidity Watch
Traduction réalisée par M. P. Le Bihan pour Transnotitia
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Nos chers présentateurs des chaînes de télé mainstream ont commencé à répandre l’idée selon laquelle l’argent liquide serait une relique barbare et devrait être aboli. Les représentants des banques centrales ont été particulièrement éloquents ; c’est le cas des collaborateurs du FMI Kenneth Rogoff et Peter Bofinger, ou encore du porte-parole actuel de la Bank of England Andrew Haldane.
Parmi les raisons pour lesquelles le cash aurait soudainement besoin de disparaître, on compte les arguments habituels tels que son utilisation par les criminels ou la supposée supériorité de la monnaie électronique en matière « d’efficacité ». Certains médias vont même jusqu’à évoquer l’exaspération ressentie en faisant la queue derrière une personne qui effectuerait un fastidieux règlement en argent liquide, alors qu’elle pourrait faire marcher sa monnaie plastique en un rien de temps. La vérité est bien sûr à l’opposé des apparences, bien que la récente introduction des cartes de débit sans contact au Royaume-Uni (qui ont seulement besoin d’être approchées du terminal pour être débitée) ait accéléré le paiement des toutes petites transactions, mais ce n’était jusque-là pas le cas, la lenteur d’une transaction par carte bancaire comparée à une par argent liquide ayant toujours été la règle.
Un autre prétexte donné en faveur de l’abolition de l’argent liquide est la simplification des renflouements internes des banques, comme cela fut convenu au sommet du G20 à Séoul en 2010 ; si les gens peuvent retirer du liquide des banques, alors il n’est plus possible de leur voler cet argent pour sauver les banques. Les cyniques seront peut-être réceptifs à cet argument, mais la réalité est qu’il n’a aucun sens concret : à Chypre, où le programme du G20 de Séoul fut implémenté en tout premier, les banques furent fermées avant que les dépôts n’eussent pu être confisqués. En Grèce, les banques furent fermées pendant un mois entier et c’est avec ce qu’ils avaient d’argent liquide en poche que les gens survécurent, avant de n’être à nouveau autorisés à en retirer qu’en petites quantités. Ce qui serait advenu si l’argent liquide avait déjà disparu, c’est que cette fermeture des banques grecques sur ordre de la BCE aurait eu un effet bien plus persuasif aux yeux du peuple grec, qui aurait immédiatement cédé aux demandes de la Troïka.
Quant à la Bank of England, la principale justification qu’elle donne à son souhait d’abolir l’argent liquide est qu’elle entend stimuler l’économie britannique, et pour ce faire, elle compte sur les taux d’intérêt. Étant donné que les taux sont déjà de zéro, il est tout à fait raisonnable de s’attendre à ce qu’ils entrent désormais en territoire négatif. Cependant, pour que cette politique entre en vigueur, la possibilité de convertir de l’argent électronique en argent liquide doit être supprimée. Si le cash est aboli alors nous pourrons jouir des bienfaits des taux d’intérêt négatifs ; c’est du moins le discours officiel.
Mais cette histoire est tellement pleine de trous qu’il est compliqué de savoir où elle débute. Commençons par nous remémorer que c’est bien la Bank of England qui depuis 2009 n’a cessé de dire que la politique des taux d’intérêt n’était pas un bon outil pour stimuler l’économie, et qu’au lieu de cela elle s’en remettrait à ce qu’elle nommait (à tort) le « quantitative easing ». Alors si c’est vrai, pourquoi soudainement s’intéresser non plus à la quantité mais au coût de la monnaie ? Quelle est cette chose qui rendrait « l’assouplissement des coûts » désormais plus efficace qu’insister sur les quantités ? Ne serait-il pas plus judicieux d’instaurer un véritable quantitative easing, qui étend le pouvoir d’achat dans l’économie de production, comme entre les mains des PME ?
Deuxièmement, considérons la proposition d’instaurer des taux d’intérêt négatifs dans l’espoir de stimuler l’économie. Comme nous le savons, le mécanisme de transmission des taux réduits est supposé se faire via des frais d’emprunt réduits. Dans les pays où une politique de taux d’intérêt négatif a été mise en place, comme au Danemark ou en Suisse, le résultat empirique est que cela n’est pas efficace pour stimuler l’économie. C’est même plutôt l’inverse.
Cela s’explique par le fait que les taux négatifs sont imposés par la banque centrale aux banques et non aux clients des banques (si vous pensiez qu’on allait vous accorder un crédit immobilier et que vous alliez de surcroît être payé pour cela, vous pouvez faire taire cette petite voix). Pour être précis, ils sont imposés sur les réserves détenues par les banques à la banque centrale.
Cela peut sembler raisonnable de prime abord : ces vilaines banques ne se sont-elles pas accaparé tout l’argent des QE de la banque centrale, au lieu de le distribuer en crédits à leurs clients ?
Non. C’est un fait peu connu, mais la quantité totale des réserves détenues par les banques à la banque centrale est exclusivement déterminée par la banque centrale elle-même. Une banque peut individuellement décider de diminuer ses réserves, mais cela aura pour conséquence directe de permettre aux autres banques d’augmenter les leurs. C’est bien entendu la raison pour laquelle le type de « QE » implémenté par de nombreuses banques centrales (acheter des actifs financiers et augmenter les réserves des banques à la banque centrale) n’aura pas manqué de créer une nouvelle bulle des actifs, tout en ayant beaucoup moins véritablement porté secours à l’économie réelle. L’argent des réserves qu’ont les banques à la banque centrale n’est pas de l’argent que ces banques peuvent utiliser et prêter. En fait, comme nous l’exposons dans le livre Where does Money come from?, ces « réserves » sont en réalité des reconnaissances de dette (IOU) que la banque centrale déclare auprès de ces banques, des dettes non pas d’un argent qu’elle doit leur rembourser mais d’un argent qu’elle « protège » hors-circuit pour les banques, celles-ci pouvant alors déposer ou piocher dans leurs réserves en cas d’excédent énorme ou de crise des liquidités.
Par conséquent, des taux d’intérêt négatifs sur les réserves bancaires ne seraient ni plus ni moins qu’une taxe imposée aux banques par les banques centrales. Mais pourquoi les banques centrales ne feraient-elles cela que maintenant ? L’expérience suisse pourrait bien nous mettre sur la piste. Avec des taux négatifs, il coûte plus cher aux banques de faire des affaires. Celles-ci réagissent en augmentant leurs tarifs auprès des clients. Comme les dépôts se font déjà à taux zéro, cela signifie que les banques décideront d’augmenter leurs taux de prêts. C’est ce qu’elles ont fait en Suisse. En d’autres termes, baisser les taux d’intérêt jusque sous la barre du zéro augmentera les frais d’emprunt !
Si telles sont les conséquences, pourquoi les banques centrales ne se contenteraient-elles pas de hausser les taux d’intérêt ? On pourrait penser que le résultat serait le même. Pourtant la différence est cruciale : des taux plus élevés permettraient aux banques d’augmenter leurs marges et seraient profitables à leur business. Alors qu’avec des taux négatifs, les marges des banques resteraient faibles et la situation finale pour elles serait toujours précaire, voire de plus en plus précaire.
Comme nos lecteurs le savent, nous arguons depuis longtemps que la BCE mène une guerre contre les « bonnes » banques de la zone euro, contre ces quelques milliers de petites banques communautaires, situées principalement en Allemagne, qui sont gérées non pas pour le profit mais pour les membres des coopératives ou le bien commun (comme par exemple les caisses d’épargne publiques Sparkassen, ou les banques populaires Volksbank). La BCE et l’UE ont durci de manière drastique la tâche déjà compliquée des rapports réglementaires, et ainsi les dépenses afférentes au personnel, tant et si bien que nombre de banques communautaires se sont vues contraintes de fusionner, tout en devant fermer des filiales en masse. Cela s’est accompagné d’une politique de la BCE en faveur d’un aplanissement de la courbe des rendements (baisser les taux à court terme mais également les taux à long terme, via le fameux « quantitative easing »). En conséquence de quoi, les banques dont l’activité première était le traditionnel prêt d’investissement envers des firmes ont commencé à subir une pression folle, tandis que ce type de « QE » a profité à ces grandes institutions financières qui se livrent principalement à la spéculation financière et son approvisionnement.
La politique des taux d’intérêt négatifs est donc cohérente avec l’agenda planifiant de mener les petites banques à la faillite et de consolider les secteurs bancaires dans les pays industrialisés, ceci afin de concentrer le système bancaire et d’en faciliter le contrôle.
Cela permet par ailleurs de fournir une (fausse) justification complémentaire à l’abolition du liquide, et s’inscrit dans la récente découverte stupéfiante de la Bank of England que la masse monétaire est créée par les banques en accordant des prêts… En soutenant les réformateurs monétaires, la Bank of England peut en outre accroître son propre pouvoir et accélérer la volonté de concentrer le système bancaire, dans le cas où la création de crédits par les banques serait abolie et où il ne resterait plus qu’une seule vraie banque : la Bank of England. Non seulement cela nous ramènerait à l’archaïque situation de monopole imposée en 1694 lorsque la Bank of England fut fondée en tant qu’entreprise à but lucratif par des bénéficiaires privés, mais cela ferait également avancer le projet de renforcement du contrôle et de la surveillance de la population ; avec la suppression des alternatives que sont l’argent liquide et le crédit bancaire, toutes les transactions, la création monétaire et la dotation financière seraient administrées par la Bank of England.
Dans un monde où toute la monnaie serait électronique, on peut déjà prédire les questions « soulevées » par les représentants des banques centrales consciencieusement sélectionnées par les médias du système : Comment peut-on rendre cette monnaie numérique plus sûre ? Que faire si l’on perd sa carte de prélèvement automatique ? Aucun doute qu’une éminence grise de la Bank of England ou un quelconque présentateur interchangeable des médias en viendra à suggérer que nous devrions adopter les techniques qui ont depuis longtemps fait leurs preuves sur nos animaux de compagnie, en d’autres mots nous implanter une micro-puce sous la peau en guise de porte-monnaie du futur. Au lecteur de statuer en âme et conscience s’il s’agit d’un progrès.