Note de Transnotitia : Le texte qui suit est un commentaire du lanceur d’alerte britannique Nicholas Wilson par rapport à un nouveau documentaire très important, intitulé « La Toile d’Araignée ». Ce documentaire, récemment traduit en français (mais pas par Transnotitia), explique comment la Grande-Bretagne est passée d’une puissance coloniale à une puissance financière mondiale. Nous avons traduit en français l’avis de M. Wilson par rapport à ce documentaire afin de promouvoir La Toile d’Araignée et faire connaitre M. Wilson (surnommé ‘Mr. Ethical’) à un public francophone. Il est vivement conseillé de lire le texte avant de regarder le film.
Bonne lecture et/ou visionnage !
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Ce film m’a rappelé les termes employés par Schumann pour décrire la musique de Chopin : « des canons sous des fleurs ». De somptueuses images d’îles paradisiaques, de cérémonies en grande pompe à la City de Londres, ainsi que la prose calme et rassurante des experts financiers qui vous plongent dans un état de choc et d’impuissance. Comme le dit si bien John Christensen, les administrations fiscales offshore sont des monstres de Frankenstein, Frankenstein étant la City de Londres. Il est dit que c’est potentiellement la moitié de la richesse des paradis fiscaux qui se cache dans des juridictions opaques britanniques.
Ce film de Michael Oswald relate la transformation de l’Empire colonial britannique en empire financier. Dès que l’Empire colonial britannique amorça son déclin, la City de Londres connut le même sort.
Nicholas Shaxson, auteur de l’essai Treasure Islands, rappelle que les Îles Caïmans n’étaient qu’un trou perdu jusqu’aux années 1960, lorsque débarqua une armée de comptables et d’avocats pour y créer des juridictions opaques dans la plus stricte illégalité. C’est ainsi que les derniers vestiges de l’Empire britannique devinrent des paradis fiscaux. D’ici 1997, déjà la quasi-totalité des emprunts internationaux était réalisée sur les marchés offshore.
Le film s’attelle à dresser le portrait de l’étrange créature qu’est la City de Londres, à travers des images du faste et des cérémonies à base de fanfares et d’hermine. La parade du Lord Maire (Lord Mayor’s Show) est la plus ancienne procession civique du monde. On y apprend également que la City est la seule partie de l’île britannique que Guillaume le Conquérant n’ait pas réellement conquis, ayant permis qu’elle soit considérée comme séparée du reste. Les pratiques y ayant cours sont pour ainsi dire restées bloquées au Moyen-Âge.
Si souvent que la culture de la City est décrite, une impression de curieux retour en arrière persiste. Le film dépeint de façon experte cet anachronisme et, sans toutefois parvenir à en révéler le fonctionnement secret, le sentiment d’incrédulité suscité est très approprié.
Vient ensuite le scandale de la BCCI, une banque alimentée par la City ayant trempé dans la fraude financière, le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et la collaboration avec les services secrets du monde entier. On peut en dire autant de HSBC d’ailleurs, pourtant cette dernière est toujours prospère. De nombreux lanceurs d’alerte contactèrent la Bank of England – censée réguler au moment des faits – et la mirent en garde des pratiques de la BCCI, mais elle ne fit rien. Le Professeur émérite de comptabilité Prem Sikka raconte que la « régulation » consistait en fait à échanger quelques mots au déjeuner, et que rien n’a changé depuis.
Le film étale une liste de preuves assez accablantes de l’impunité accordée à la City, qui seront sans nul doute balayées d’un revers de main par les éminences qui en bénéficient. Comme le dit Nicholas Shaxson, en Grande-Bretagne les banquiers ne vont pas en prison, ils sont une espèce protégée. Shaxson poursuit en explicitant posément ce que sont les trusts, qui datent du temps des croisades et sont d’une simplicité effarante à élaborer. L’économiste et enquêteur John Christensen définit les trusts comme des « arrangements invisibles » aux milliards de dollars de capital, qui « ne semblent appartenir à personne ». Les trusts sont essentiels au mécanisme global de l’évasion fiscale offshore. Comme l’explique la députée européenne Eva Joly, nous savons exactement ce qui se passe grâce à des fuites telles que les Panama Papers (ou les Paradise Papers encore plus récemment), mais nous sommes incapables d’agir à cause du système protégeant les puissants qui en bénéficient.
Sans renoncer à une esthétique patriotique très à-propos, le film revient sur les Panama Papers et le rejet automatique que subissent les plaintes des pays étrangers exaspérés par la connivence britannique, sous prétexte que « nous n’avons pas le pouvoir d’intervenir ». Selon John Christensen, c’est un mensonge. Cet ancien conseiller économique pour Jersey évoque les officiels britanniques qui lui disaient subtilement de s’occuper de ses affaires dès qu’il abordait la proposition d’une réforme.
À la fin de l’année 2008, la dette de l’Afrique subsaharienne était de 177 milliards de dollars ; à titre de comparaison, le montant des richesses transférées offshore par l’élite financière entre 1970 et 2008 est lui estimé à 944 milliards de dollars. Ajoutons à cela que le Royaume-Uni et les États-Unis ont fait barrage aux tentatives de mise en place d’une Organisation mondiale de la fiscalité. Le pillage des ressources peut continuer sans interruption.
Il y a un passage avec une explication que je trouve trop complexe des apports et fuites de capitaux – que le FMI nomme avec indulgence « erreurs et omissions » – mais pour mieux comprendre l’ensemble je me suis raccroché au mot « criminel », qui revient assez souvent lorsqu’on parle d’économie. La conséquence directe en tout cas est que l’économie britannique n’est plus basée sur la production, elle est entretenue par les « capitaux flottants » de la drogue et du crime, ainsi que par une évasion fiscale globalisée.
Les connaissances qu’a accumulées John Christensen en travaillant à Deloitte sont tout à fait renversantes mais aussi certainement représentatives du Big Four mondial des cabinets d’audit. Sans y ajouter de commentaire, le film contient des vidéos de fonctionnaires des paradis fiscaux expliquant à quel point tout y est transparent et correctement régulé. Mais les autres scènes vous auront aidé à comprendre dans quel contexte replacer ces déclarations. Selon le très louche président de Cayman Finance, Tony Travers, Nicholas Shaxson n’est qu’un imbécile n’ayant aucune idée de ce dont il parle. À vous de trancher.
Lanceur d’alerte et ancien sénateur à Jersey, Stuart Syvret livre un témoignage glaçant, auquel s’ajoute la contribution utile d’un policier, des moyens de persécution et de musellement employés contre lui, vraisemblablement pour dissuader quiconque aurait dans l’idée de tirer la sonnette d’alarme au sujet des activités criminelles.
Un bon documentaire sur l’évasion fiscale serait bien sûr incomplet sans mentionner David Cameron et son père. The Spider’s Web évoque bel et bien leur cas, en tant qu’exemple-type de la propension, lorsque l’on se sait au sein d’un bon vieux réseau, à faire précisément ce que l’on veut de son argent.
Le bouquet final est une démonstration de comment les banques, les cabinets d’avocats et d’experts-comptables ont pénétré l’establishment, afin faire des hommes politiques leurs porte-paroles. En conséquence de quoi les activistes souhaitant attirer l’attention sur l’évasion fiscale sont maintenant décrits comme de la vermine par des dirigeants qui ne sont en réalité plus que les hommes de main de l’élite financière. L’un d’entre eux, le militant Joel Benjamin, explique la fraude comptable des PFI (Initiatives Financières Privées, qui sont maintenant promues en Afrique également), l’évasion fiscale que cela implique ainsi que les petits arrangements exceptionnels avec les services fiscaux britanniques des HMRC.
Ce film n’est pas un thriller. Il n’y a pas de scène de crime, pas de meurtre, de guerre ou de viol. Mais il traite des conséquences de tels actes, métaphoriques ou réels, et il vous faut être de bonne constitution pour en supporter le visionnage, pour peu que vous vous souciiez de l’état des finances mondiales. C’est un film calme, professionnel et précis, comme un tueur à gage. Réalisé avec un budget minuscule, sa justesse est déprimante. Je ne peux que le recommander.
Traduit par M. P. Le Bihan
Nicholas Wilson est un lanceur d’alerte. Il a dénoncé certaines pratiques frauduleuses au sein de la banque HSBC, notamment la surfacturation des détenteurs de cartes de crédit. Lorsque Wilson travaillait au sein d’une filiale de la HSBC, il a fait comprendre à son chef qu’il ne souhaitait plus escroquer des débiteurs, ce qu’il lui a valu le surnom ‘Mr. Ethical’… ainsi qu’un licenciement pour faute grave. 13 ans plus tard, en 2017, il remporta une bataille de 13 ans contre HSBC, ce qui a donné lieu à une compensation de plusieurs millions de livres à des milliers de personnes. Il est très actif sur Twitter.
Autre documentaire à regarder (approuvé par Nicholas Wilson) :